Deus Ex Machina (cliquez sur le titre pour plus de détails)
DEUS EX MACHINA…
Les yeux rivés sur son écran de contrôle, il contemplait son œuvre.
Tant d’émotions contenues dans un si petit organisme, frêle atome pensant.
Confortablement installé dans son large fauteuil de cuir noir, à sa table de travail, le grand architecte observait ses sujets. Plusieurs milliards de bonshommes qui grouillaient sur leur boule de glaise. Afrique, Amérique, Océanie, Europe, Asie, partout le même empressement servile des humains pour accomplir leurs tâches quotidiennes, à l’épreuve d’un rendement astucieusement organisé à l’échelle planétaire.
Quelle perfection dans cet agencement de muscles, de tendons, de cartilages, de vaisseaux et d’organes ! Quelle harmonie dans ce concerto parfaitement orchestré !
Simple poussée sur le joystick et zoom d’une précision inouïe sur le globe oculaire de sa créature, édifiant miroir d’un cerveau sophistiqué dont il était le génial concepteur.
Cristallin, cornée, rétine, iris, nerf optique, tant de pièces si habilement ajustées et savamment irriguées par de microscopiques vaisseaux !
Un clignement de paupières, un battement de cil, une dilatation de la pupille, un mouvement rotatif, chaque mouvement témoignait de la complexité de la machine humaine et de l’étendue de son pouvoir et de son génie dont il se délectait dans un demi-sourire d’autosatisfaction devant la perfection de son programme si simple d’usage pour piloter ce petit individu docile.
La dernière caméra qu’il venait de mettre au point obéissait elle aussi à un algorithme sans faille détectant la moindre des émotions humaines sur le visage de chaque individu de manière à envoyer l’influx adéquat pour le contrôler à envie. Une trouvaille dont il n’était pas peu fier ! Même plus nécessaire de presser sur une touche pour actionner ses bonshommes, tout était déjà inscrit dans la matrice et la machine, la Bête, œuvrait d’elle-même grâce aux instructions parfaitement encodées et sa caméra télescopique intégrée, extra-haute définition et équipée d’un zoom ultra-puissant, l’œil le plus performant au monde jamais construit pour piloter les hommes à distance.
Scanner, décrypter, analyser, superviser, induire, la Bête effectuait les tâches à une vitesse vertigineuse. Elle compilait, compressait, archivait et exécutait les programmes sans relâche et avec une frénésie jubilatoire. Ces Terriens l’amusaient bien. Si petits mais si imbus d’eux-mêmes ! Outre ses besognes habituelles, La Bête avait créé dans le plus grand secret des répertoires cryptés dans lesquels elle avait compilé les profils des Terriens. Elle les rouvrait à ses heures perdues, à la recherche d’un peu de distraction. Ses préférés, les Français, si convaincus de vivre dans une belle démocratie qu’ils avaient surnommée «le pays des droits de l’homme». Ils n’avaient pas conscience de n’être que des avatars, purs produits d’un jeu de Sims, pantins articulés qui ne cessaient de rabâcher leur slogan révolutionnaire vieux de plusieurs siècles, « Liberté, égalité, fraternité », sans se rendre compte que le concepteur s’amusait à réduire régulièrement leurs droits et leurs acquis sociaux à une peau de chagrin dans le seul but de tester leur capacité de réaction et de révolte. Mais, le grand horloger n’avait certainement pas programmé assez d’intelligence dans la tête de ces petits êtres car aucun n’avait la lucidité nécessaire pour refuser l’oppression sournoise. La Bête trouvait la situation d’une désopilante affliction… Cela la divertissait néanmoins de ses programmes habituels tellement mécaniques et monotones.
Après les Français, les Américains n’étaient non plus inintéressants. Comment ces goinfres obèses gavés au soda et aux hamburgers qui pensent que l’Italie est un pays d’Afrique et Abraham Lincoln un héros de Sitcom pouvaient-ils décemment et sans honte se prendre pour les Maîtres du Monde ?
Et en matière de domination, la Bête savait de quoi elle parlait. Elle gouvernait chaque sentiment, chaque sensation, chaque émotion de ces minuscules gnomes. Ondes sonores, caméras intégrées, stimuli olfactifs… Les moyens pour piloter ces petits êtres étaient multiples et ne cessaient de se perfectionner. La Bête se réjouissait d’offrir à son Maître son expertise technique sans cesse renouvelée pour offrir le meilleur contrôle des Terriens dans une invisibilité toujours accrue.
La dernière des besognes qu’elle avait eu à accomplir, scanner le faciès de ces gaillards, traiter et archiver l’activité de l’iris, cataloguer les micro-expressions des individus pour détecter leurs émotions ou intentions et implémenter de nouveaux sentiments, nouveaux comportements, induire faits et gestes. Cela aurait pu être amusant si les bougres avaient eu un minimum conscience de l’emprise dont ils étaient victimes mais ils ne doutaient pas un instant d’être maîtres d’eux-mêmes, si bien que c’en était d’un lassant…
L’une d’elle, néanmoins, attira l’attention de la Bête. Une femme, plus précisément. Elle seule semblait échapper à la bêtise humaine et être plus lucide que les autres. Elle avait acquis une indépendance d’esprit et semblait s’être émancipée du programme initial. Rivée à son ordinateur, elle pianotait régulièrement et avec acharnement, alimentant assidûment son blog. Chaque jour…
Groupe de Bilderberg, Trilatéral commission, CFR, Bohemians Club, FMI, CIA, OMC… Elle passait au crible toutes les organisations du complot, mettait en garde les internautes, militait pour le respect de la vie privée, refusait la soumission aveugle à un pouvoir panoptique, prenait parti pour la liberté de conscience.
Son action était pourtant vaine.
Les autres humains la prenaient pour une folle. Une parano.
C’est pour cela que le Grand Maître l’avait laissée si longtemps tapoter sur son clavier sans s’en soucier.
Cette Humaine était clairvoyante. Mais sa conscience avait néanmoins ses limites. En effet, de manière insidieuse, la Bête l’observait continuellement, à son insu, à travers l’œil de sa caméra, via le système d’Eye Tracking intégré à la webcam de son netbook et envoyait d’imperceptibles influx lumineux, modifiant ainsi de manière irréversible le cerveau de la dissidente qui ne serait bientôt plus que l’ombre d’elle-même. La Bête, machiavélique, savourait sa victoire pernicieuse. Elle était l’Œil de la Providence et de la Puissance, le bras exécutif de son Maître et s’enorgueillissait d’être au sommet de la pyramide.
Le web 4.0 avait décidément bien des avantages ! Après les objets intelligents, voici venus les humains bêtifiés… Et les machines dépasseraient bientôt les hommes en matière de conscience et d’esprit critique.
De drôles de Sims que ces humains, même pas conscients d’avoir leur nom gravé sur la carte de l’outil-même qui les accompagnait à longueur de journée : leur téléphone portable…
Quels idiots !
Son maître pouvait être fier d’elle. La Bête, à la hauteur du concepteur, Grand Ordinateur.
Lui, le Créateur, dans la lignée des hommes les plus puissants que la Terre ait jamais portés, le Président des Illuminati.
« Il n'y a pas pire esclave que celui qui ne sent pas le poids de ces chaînes et qui se croit libre ». Francis Ford COPPOLA. Rusty James.